Le japonisme est une influence indirecte et lointaine mais tout de même très visible, dans l’oeuvre du Bloomsbury Group. Les premières gravures japonaises arrivent en France au compte-gouttes au XIXe siècle, puis en 1867, le Japon participe pour la première fois à l’Exposition universelle de Paris, où sont alors dévoilés plus d’un millier d’objets et d’œuvres, laques, peintures sur soie, porcelaines, sculptures, gravures. Dans les grands magasins, le Printemps ou Le Bon Marché, la mode s’empare bientôt du goût extrême-oriental, et on s’enflamme pour les ombrelles, les peignes en écaille ou les éventails, les femmes troquent leurs tenues d’intérieur pour des kimonos en soie précieuse. On les retrouve prenant la pose, en geishas occidentales, dans les tableaux de Whistler, de De Nittis, de Monet ou de Tissot. Les œuvres de Hiroshige, Hokusai et Utamaro sont les plus recherchées. Les collections de Monet ou de Caillebotte totaliseront plus de deux cents estampes chacun, celle de Van Gogh six-cents. Ces œuvres japonaises font écho à la réflexion picturale moderne, ceux-ci cherchant à réinventer une peinture pouvant restituer la totalité de l’instant en se débarrassant des codes imposés de la perspective, du « fini », de l’imitation fidèle des sujets appris en atelier comme l’enseignement des Beaux-Arts le perpétue. Degas, Vuillard, Grant, Bell et Fry en tirent la leçon de l’asymétrie, le goût du vide laissé au centre, des cadrages en plongée ou en contre-plongée, des formats en hauteur, en longueur et même en éventail, des contrastes jouant sur la profondeur, sans perspective.
Images du monde flottant et figures féminines à l’ombrelle

L’ukiyo-ye ou peinture du monde flottant (ou du monde contemporain – transitoire, vain) représente les mœurs de tous les jours, l’estampe étant un art populaire, contrairement à la peinture : magnificence des draperies, robes aux larges manches et aux opulentes broderies, harmonie des attitudes, noblesse de l’expression, élégance gracieuse des femmes dans leurs occupations journalières, finesse dans le dessin et sobriété dans le coloris, tous ces éléments sont reçus et décantés par les peintres français, puis transmis aux peintres londoniens sous un aspect déjà modifié. Ainsi, Vanessa Bell choisit d’inclure une figure féminine à ombrelle dans sa scène de plage Studland Beach – The Bathers (Fig.3), reprenant la planéité, le format vertical étroit (si l’on considère ce détail comme un portrait à part entière), l’absence de modelé qui laisse place à un traitement graphique de la ligne, et les motifs ondoyants qui vont de la robe de la jeune fille assise jusqu’au dôme de l’ombrelle. Cette toile peut être comparée à quatre estampes japonaises (Fig.1 à 5) : le portrait de dos avec ombrelle est très rare dans l’estampe japonaise, et les tons sont beaucoup plus sobres, ce qui indique que Bell a mêlé japonisme et fauvisme, les draperies étant bien plus amples, dissimulant plus le corps dans les estampes, ce qui indique un rapport différent au corps, le nu de cette scène intime de plage de Bell étant loin des portraits à ombrelle japonais qui sont très souvent des scènes de tempête de neige. De plus, les portraits japonais représentant des couples de femmes sont toujours d’une vivace interaction ou d’une intimité partagée, les modèles bavardant, se coiffant ou rêvassant ensemble, luttant coude à coude contre la tempête (Fig. 4 et 5) et marchant dans la même direction. Cher Bell, cette dualité devient une discordance et une opposition, un dualisme qui est solitude décuplée, dos à dos, ignorance silencieuse. Bien que les draperies se fondent et que les figures s’imbriquent dans une même colonne cariatide portant une ombrelle qui semble être une voute céleste, leurs présences semblent inconciliables, et leurs silhouettes juxtaposées après coup, comme si elles avaient été peintes séparément. La ligne est très présente mais beaucoup plus appuyée, plus irrégulière que dans l’estampe japonaise. Le peintre impose sa présence, son caractère et la trace de ses moindres tressaillement, signe que le primitivisme a été également assimilé et mêlé au japonisme. Ainsi, Bell exécute dans ce détail une peinture du monde flottant, un moment insignifiant d’attente sur la plage devant l’horizon, une scène féminine de solitude et d’alanguissement, un moment fugitif du monde, cependant elle insert ce portrait dans une grande scène de plage qui inclut une multitude de figures, d’âges de la vie et de significations métaphysiques, profusion et assemblage éclectique dont se garde bien l’estampe japonaise. Les peintres de Bloomsbury ne vont chercher dans le japonisme que quelques éléments épars qui s’insèrent très discrètement sur leurs toiles.